/1ª sessão do Seminário Vergonha, Honra, Luxo, em francês

Séminaire
de Jorge Forbes Honte, honneur, luxe 1è séance, 9 avril 2003

Andréa Naccache

Traduction Alain Mouzat

Un séminaire tient du pari. Qui y parle n’a pas de garanties en ce qu’il dit –
le non-savoir est un présupposé chez celui qui présente un séminaire – et qui
écoute, nécessairement, fait signifier le dit. Dans cette rencontre risquée se
créent les outils du travail en commun. Il vaudrait mieux qu’il n’y ait pas de
“certificat” de participation, suggère Jorge Forbes, que le résultat, pour
chacun, ne soit que l’inconfort du risque et l’enthousiasme du pari.
Il y aurait confort, si le séminaire n’était que transmission des conclusions
acquises, dans la notoriété du savoir. Mais ce confort n’est en rien
psychanalytique.
De même que la fin de l’analyse est une action et non un état; de même que la
psychanalyse n’est pas assise sur la stabilité des concepts, de même que
l’analyste ne se définit pas par sa théorie d’élection, un séminaire est lui
aussi rupture du standard.

Il en fut ainsi, dès la
première passe d’arme: quand Lacan ouvrit au public son enseignement, il fut
accusé de rompre le secret de l’analyste. Il ne céda pas.
Jacques-Alain Miller, le 23 juillet 1998, s’élevait contre la culture de la
pureté des standards. Lui, un lacanien agréé, prenait ainsi position contre ses
propres “affaires”. Ce texte, dont Jorge Forbes fait la lecture, est en quelque
sorte la conclusion de Jacques-Alain Miller à une discussion que tous deux
avaient menée: longtemps le mouvement analytique a proliféré en “ateliers
agréés”, en une Babel où pratiques et opinions étaient admises sous la bannière
de Freud, au gré de l’élargissement de la polysémie de certaines formules
freudiennes.
Ainsi, “depuis toujours, l’orientation lacanienne est-elle anti-Babel”,
logiciste. Elle a le mathème comme “voie royale de la raison depuis Freud”.
Elle n’est gardienne d’aucun dogme, pas même de “l’inconscient est structuré
comme un langage”. “Elle n’est pas unique, totalisante, totalitaire”, mais
“elle nomme l’unique langue commune en psychanalyse”. Elle fait du choc, du carnaval, de l’étalage de
signifiants et de significations la tempête, l’ouragan qui est la voie de
surgissement du nouveau. “Nous nous inscrivons dans l’anti-Babel de Lacan,
réaffirme Jacques-Alain Miller, dans la nuit du non-concept”. Ce texte,
commente Jorge Forbes, dit d’un engagement radical dans la cause analytique.
L’obsessionnel efface le nouveau par de
vieux mots. L’hystérique, par l’intrigue. Elle n’entend pas ce qui se dit, mais
se préoccupe de ce qu’elle voit et imagine. L’option analytique est autre:
supporter le risque de la surprise.

Pour une clinique psychanalytique de la personne et de la civilisation du XXIe.
Siècle

Ce séminaire sera réalisé avec la compagnie de Renato Janine Ribeiro, titulaire
de la chaire d’éthique et philosophie politique, de l’Université de São Paulo.
Cependant Jorge Forbes refuse de penser cette interlocution en termes
“d’interdisciplinarité”: Il refuse le terme, car celui-ci implique une
supposition de frontières entre disciplines qui, distinctes, converseraient
entre elles, en un contact bien au goût des années 60-70, “pour voir ce qu’on
peut faire ensemble”.
Il préfère ainsi dire qu’ils sont, Renato Janine Ribeiro et lui-même, des
professionnels de l’incomplet, chacun dans un domaine d’action très précis.
Lui, en tant que psychanalyste, vise la relation de la personne à sa
jouissance. L’outil analytique avec lequel opère Jorge Forbes, en soi, et ceci
même quand il porte sur un sujet tel que la guerre en Irak, montre toujours sa
face clinique.
Durant ce semestre, sa conversation avec Renato Janine, – conversation qui
depuis des années joue un rôle fondamental – portera sur le thème peu
académique: Honte, honneur et luxe. En cette séance d’ouverture, Jorge Forbes
reprend la conférence qu’il a présenté la veille à Belo Horizonte. Il y
parcourt les points centraux de ses préoccupations actuelles, et cette reprise
critique à laquelle il procède maintenant – soulignant les points qui lui
tiennent particulièrement à cœur – permettra de lancer les bases de la suite du
séminaire.
Il importe de montrer que la psychanalyse actuelle est différente de la
psychanalyse d’autres temps, que la mondialisation a changé l’homme; que le
scandale de la violence aujourd’hui est avant tout à mettre au compte de la
surprise, que la clef oedipienne ne régit plus les rapports humains.
O tempora , o mores, dit Jorge Forbes, reprenant l’expression de Cicéron
soulignant le scandale de la présence du conjuré Catilina au Sénat. Ô temps!,
note que parmi nous existe Busch et son effort d’ajuster le monde au “cercle
ovale” de sa pensée. Ô mœurs!, qui font qu’un psychiatre va à la télé
recommander plus de rigueur dans l’éducation des enfants, dans la foulée d’un
parricide.
Dans sa clinique, Jorge Forbes reçoit le père d’un enfant, d’habitude très
gentil, mais qui un beau week-end – sans qu’il y ait eu de circonstances
particulières, sans raison déclarée – a mis le feu à son école. En contrôle, il
accompagne le cas d’une jeune fille de dix-neuf ans qui, pour faire du shopping
avec ses copines, feignant d’être enceinte, demande de l’argent à son petit ami
pour faire un avortement.

Le
psychiatre de la télé, quand il suggère le retour au châtiment corporel, à la
taloche, ne fait que collaborer avec ce monde. Les conséquences ne tardent pas:
des enfants d’un collège de la moyenne-haute bourgeoisie de São Paulo,
apparaissent le visage marqué des coups reçus à la maison. La critique du film
de Spielberg à la barbarie de la surveillance – Minority Report – semble être
passée inaperçue.

La
brutalité des réactions dérange. D’autant plus que tout cela arrive à des gens
comme tout le monde, dit Forbes. C’est comme un écho de l’écrivain brésilien
Rui Barbosa: l’homme qui voit triompher le mal a honte de lui-même.
Ces temps de la globalisation nous ont retiré nos anciens critères
d’orientation. D’où le suspens, d’où la peur. Hitchcock les distinguait: dans
la peur, le danger a un visage, on sait par où il arrive à la rencontre de sa
victime; dans le suspens, au contraire, le danger est surprise, à la face
imprévisible.
En
politique, Bush ne supporte pas la surprise et élit un visage du danger. Il instaure la peur. Le Brésil aujourd’hui a un
gouvernement à l’opposé: Lula supporte le suspens, ne nomme pas le mal. Il
parvient ainsi à éviter les voies qui amènent au recours à la force. La
question politique est, finalement, sujette au traitement par le langage.

La
langue découpe l’amorphe du monde comme le filet du pêcheur tendu sur la mer, à
midi son ombre quadrillée découpe les eaux. Ainsi le sémioticien, Greimas,
explique-t-il l’expérience sémantique de l’homme.

Cette
leçon indique qu’il peut y avoir autant de découpages du monde que de langues.
Forbes étend cette analogie: les grandes ères de l’histoire sont également
dessinées par ce découpage. C’est ainsi qu’il perçoit le découpage en trois
ères que propose Alvin Toffler : l’ère agraire, l’ère industrielle, et l’ère
globalisée, dans lesquelles le pacte entre les hommes se fonde respectivement,
sur la terre, sur l’industrie et, aujourd’hui, sur la communication. C’est
cette dernière transition qui nous importe, dit Jorge Forbes, transition qui nous
fait passer du monde industrialisé au monde globalisé.

Monde Industriel

D’organisation verticale, le monde industriel considère l’économie
déterminante, et, donc, potentialise les chiffres. Pour mettre en oeuvre son
critère toujours quantitatif, il fixe des modèles, exige des protocoles. La richesse et le
bonheur sont traduits en accumulation. La famille, l’entreprise, la politique,
dans ce monde, se structurent de forme pyramidale. Au sommet, bien sûr, se trouvent les centres de
pouvoir.

La
génialité de la découverte de Freud a été de reconnaître le mode dont l’homme
s’insère et prend part au monde. Ce qui implique de penser l’homme et le monde,
par principe, décalés, c’est-à-dire, de pointer un élément humain toujours
au-delà de la civilisation, inharmonique, et très souvent vécu comme angoisse.
C’est là le présupposé qui amène Freud à proposer un logiciel qui permette de
capter les modes du contact entre l’homme et le monde, le logiciel Oedipe. Dans
ce programme, le Moi s’organise à partir du Père, qui lui indique le chemin
pour arriver à ce qu’il veut, la
Mère. Le logiciel de Freud repère des types d’amour [oral,
anal, phallique], et traite les thèmes de l’homme industriel: raisons du succès
et de l’insuccès, choix de mariage, première relation sexuelle, la religion, la
guerre, et, enfin, le malaise dans la civilisation. Freud, un siècle durant, a
favorisé la vie sous le régime de cette organisation. Aujourd’hui on en annonce
la mort.

Face à cette annonce, les
traitements psy sont soumis à un jugement de coût-bénéfice. Il y a un retour
aux neurosciences, à la psychiatrie. Les thérapies se diversifient même au-delà
de la Babel
psychanalytique déjà en place. La psychanalyse a été bien peu défendue. On a pu
voir la lâcheté analytique de ceux qui ont utilisé les noms de Freud et de
Lacan, seulement quand cela apportait du crédit à leurs travaux.

La
proposition de Jorge Forbes est autre: montrer que si les réponses de Freud se
sont usées, la question n’en est pourtant pas morte, pas morte la cause
freudienne. Nombreux sont les patients qui se diagnostiquent, qui justifient
leurs échecs par des formules toute prêtes [telle la patiente que Jorge Forbes
avait présentée la semaine précédente, aux stagiaires en perfectionnement de
l’Hôpital das Clínicas – celle-ci expliquait qu’elle n’allait pas bien parce
qu’elle avait perdu contact très tôt avec son père et que, donc, elle n’avait
cherché que la compagnie d’hommes plus âgés…]. Aujourd’hui, la construction
interprétative par le complexe d’ Oedipe sert à cacher la question
psychanalytique, au lieu de l’exposer.
La solution par le complexe d’Oedipe a orienté des traitements qui conduisent
au savoir plus, à la puissance du savoir, comme réponse à l’impuissance du
patient qui se plaint. C’est l’ambition typiquement industrielle : il y a un
chemin par lequel je peux accumuler du savoir, et, ainsi arriver au pouvoir, au
contrôle.
Mais il y a une autre voie, plus radicalement freudienne, qui ne soit pas pure
répétition des concepts de ce logiciel alors que ceux-ci perdent leur force de
ravage originale. Une voie en accord avec la rupture des standards dans la
nouvelle ère, voie de la psychanalyse qui conduit au changement du rapport
d’une personne à sa jouissance, sans le soumettre à un mode prêt-à-porter.

Monde Globalisé

C’est un monde où le modèle ne s’érige plus en but à atteindre, car les
structures étant horizontales, les fonctions tendent à devenir équivalentes. Un
monde dans lequel le savoir est un choix, où il n’y a plus le devoir d’acquérir
une puissance donnée. Le pacte social est participatif, exige l’innovation, il
est circonstanciel. L’accumulation, à présent, implique perte de vitesse, la
richesse est dans la combinaison qualitative et non quantitative. La transitoriété des états indique que celui qui
accumule ne tend qu’à perdre. Dans les entreprises, dit Peter Drucker, le plan
d’une longue carrière ne sert plus à rien: il n’y a pas d’entreprise qui
maintienne sa vigueur sur le marché pour plus de vingt ans.
La globalisation est également le temps de l’exception, du moins-un, dans les
termes de Lacan. La quantité profuse de réponses importe peu, il en manque
toujours une, la seule qui intéresse. Elle est “la pierre au milieu du chemin”
du poète Drummond de Andrade, le point où la parole fait silence, où la solution
n’est pas donnée, mais à inventer – et une analyse exige de l’analysant qu’il
fasse passer sa solution particulière dans le monde.

Dans
la x (tout x est sujet àfx
“symbolique logique utilisée par Lacan,  f) indique un modèle dans lequel rien n’ échappe à
l’ordre du fl’ordre  (du phallus). Ce modèle reflète l’ère
industrielle pour laquelle toute réponse à toute question a toujours été
oedipienne. Lacan avec sa proposition du
moins-un, affirme cependant que “quelque chose est en x [ilfx $dehors
de l’ordre” (pour reprendre Caetano Veloso), parce que  ). Quelque chose échappe à la règlefexiste au- moins-un x non sujet à  phallique.

Au
point où ça échappe, les valeurs et les puissances ne sont pas données, le
calcul de coût-bénéfice n’est pas viable, la décision est nécessaire. On n’est plus dans
l’univers du domaine de la x, quand les valeurs sont explicites et que lafx “norme, en  x, aufx $démonstration
suffit, indépendamment de celui qui la fait. 
contraire, est la possibilité de
la différence, de la marque personnelle, singulière, de l’a-norme. Option de la
psychanalyse.

Donc
dans ce monde où quelque chose échappe à l’ordre phallique, un nouveau logiciel
est nécessaire. Lacan n’a pas conclu le travail de son élaboration, mais a
légué aux psychanalystes le chantier [quand, par exemple, dans le Séminaire
XVII il parle de “psychanalyse au-delà de l’ Oedipe”] d’un logiciel qui
abandonne la primauté du Symbolique pour celle du Réel, qui passe du sens au
tact, “de la parole au geste”.

La
psychanalyse lacanienne implique la personne en ce qu’elle dit, sans rendre de
comptes au sens. L’analysant dit “Que je suis bête!”, et Lacan le surprend
presque gestuellement: “Ce n’est pas parce que vous le dites que ce n’est pas
vrai”. Il s’agit de responsabiliser la personne pour ce qui est d’habitude
traité comme inconscient, comme hasard, comme si cela n’était pas quelque chose
d’elle-même.
L’intervention qui vise à la responsabilité est la seule effective pour la
psychanalyse dans un monde nouveau, qui présente des symptômes qui échappent à
l’interprétation, au sens. Des symptômes formés dans le court-circuit de la
parole, dit Jorge Forbes. Il s’agit de la consommation des drogues, en brutale
augmentation; de l’ échec scolaire, qui n’est plus à mettre au compte de la
révolte, mais de l’incompréhension face au futur; de la dépression, alors qu’a
été perdu le vieux thermomètre de l’estime de soi qu’a été le Père; et aussi de
l’obésité ou de la violence surprenante.

De nouvelles réponses

Pourtant ces symptômes n’ont pas été reconnus dans leur nouveauté. D’où les
vieilles réponses sur lesquelles on insiste actuellement: le fouet, dans la
discipline recrudescente; la pharmacie, sous l’excuse que tout écart est dû à
quelque folie; ou la prière, si l’on comprend que la peur est causée par la
possession démoniaque.

Ce
sont là des réponses du monde antérieur. C’est pourquoi Jorge Forbes
recommande, au contraire, que soit fait le diagnostic de la nouvelle ère. Il y
a des solutions spontanées, propres à ces temps, qui peuvent être mises à
profit.
Les adolescents aujourd’hui – avec leur musique électronique, par exemple-
permettent de comprendre ce que dit Lacan: la parole est un appareil de
jouissance monologique. Ils ne s’isolent pas dans l’impossibilité du dialogue,
quand les différences émergent. Au contraire, ils parviennent à faire en sorte
que des univers radicalement distincts se rencontrent, dans une musique qui est
d’un Imaginaire gros de Réel, qui permet le monologue articulé.
C’est le temps du Nouvel Amour, un nouveau pacte de responsabilité
non-juridique, qui ne se règle pas sur l’ordre du Père. Dans la famille, ce
pacte implique de pouvoir supporter le silence entre les générations. Supporter
que les choix des parents dans l’ éducation de leurs enfants ne se justifient
pas dans des recettes collectives d’ éducation. Les décisions sont,
inévitablement, singulières. Ce silence – moins-une réponse – incombe également
aux professeurs. Un silence de la honte
de ne pouvoir s’expliquer, d’être porteur d’une différence radicale: la seule
alternative à la violence, au déboussolement.
Dans les entreprises, les temps nouveaux sont marqués par le passage du
“business to business”, au “marquétique” de l’entreprise-citoyenne. Dans la
politique, par la substitution d’un idéal de puissance par un savoir-y-faire
avec l’impossible. Dans les rapports en général, l’optimisme permet d’entrevoir
la tolérance, le respect mutuel, la civilité, le pluralisme, l’invention. Il y
a une ouverture pour la reviviscence de la culture.

Les
trois ères de Toffler reflètent trois âges éthiques: un premier, de l’éthique
du pacte en vertu de la crainte de Dieu; un second, d’une éthique en fonction
du devoir, dans la logique des Lumières, qui accorde la primauté à la raison;
et, enfin, le troisième, actuel, de l’éthique du vouloir, dont la seule voie de
réalisation est exactement celle prévue par Freud, celle du désir. Éthique qui tend
vers son plus haut point lorsque quelqu’un peut vouloir ce qu’il désire.
Dans ce monde nouveau, il peut être
dangereux d’insister à récupérer le passé. Il incombe désormais à
l’interprétation analytique de pointer des tendances, et, ainsi, de fonder une
responsabilité qui touche au Réel – impondérable comme le futur, dans le manque
de standards.

Par
la parole, la psychanalyse rencontre la limite, qui ne se fait pas d’autorité
ou de norme. L’association libre en son mouvement le rend déjà évident: parler
librement c’est rencontrer la dureté du mot.

La
transmission de la psychanalyse est, au bout du compte, une question de
liberté. Le juriste Tercio Sampaio Ferraz Junior, est à ce titre
particulièrement éclairant, lorsqu’il propose pour notre époque la formule :
“La liberté de l’un commence là où commence la liberté de l’autre” (Estudos de
Filosofia do Direito. São Paulo: Atlas, 2002, p. 137). L’analyste doit être
libre de ses identifications pour supporter sa position, pour permettre la
liberté de l’autre.

A Belo Horizonte, Jorge Forbes a pu la formuler ainsi – complétant la devise de
l’État du Minas Gerais: Libertas quae sera tamem, quia enim libertas libertatis
finis est : “Liberté encore que tardive, car la liberté est la limite de la
liberté”.